La tarification du carbone s’impose progressivement comme un levier incontournable de la lutte contre le dérèglement climatique. Pourtant, déterminer le prix optimal d’une tonne de CO₂ émise relève d’un exercice d’équilibriste complexe où se mêlent considérations économiques, environnementales et sociales. Entre nécessité écologique pressante et réalités politiques contraignantes, les gouvernements naviguent dans un brouillard d’incertitudes scientifiques et de résistances sociétales. Comment parviennent-ils à fixer ce tarif qui doit être à la fois suffisamment élevé pour modifier les comportements et assez acceptable pour ne pas déclencher de révoltes ?
Les fondements théoriques de la tarification carbone
Le principe économique qui sous-tend la tarification du carbone repose sur une idée simple mais puissante : faire payer les pollueurs pour les dommages qu’ils infligent à la collectivité. Cette approche s’inscrit dans la théorie des externalités négatives développée par l’économiste Arthur Pigou dès les années 1920. En intégrant le coût environnemental dans le prix des biens et services, on incite naturellement les acteurs économiques à réduire leurs émissions.
La notion de coût social du carbone constitue le cœur théorique de cette démarche. Il s’agit d’estimer la valeur monétaire des dommages causés par l’émission d’une tonne additionnelle de CO₂ dans l’atmosphère. Ces dommages incluent les pertes agricoles, les coûts sanitaires, les destructions liées aux événements climatiques extrêmes et les impacts sur les écosystèmes. Calculer ce coût nécessite de projeter les conséquences sur plusieurs décennies, voire siècles.
Cette projection soulève des questions méthodologiques vertigineuses. Quel taux d’actualisation appliquer pour comparer des coûts futurs à des sacrifices présents ? Comment valoriser des dommages irréversibles comme la disparition d’espèces ou la submersion d’îles ? Les modèles économiques intégrés qui tentent de répondre à ces interrogations produisent des résultats variant de quelques dizaines à plusieurs centaines d’euros par tonne selon les hypothèses retenues.
Les deux grands mécanismes de mise en œuvre
Les États disposent principalement de deux outils pour instaurer un prix du carbone : la taxe carbone et le marché de quotas d’émission. Chacun présente des avantages et des limites spécifiques qui influencent le choix des gouvernements. La taxe carbone fixe directement un prix par tonne de CO₂ émise, tandis que le système de quotas plafonne la quantité totale d’émissions autorisées et laisse le marché déterminer le prix.
La taxe carbone offre une prévisibilité appréciée des entreprises qui peuvent planifier leurs investissements en connaissance du coût futur des émissions. Elle génère également des recettes fiscales que l’État peut redistribuer ou utiliser pour financer la transition énergétique. En revanche, elle ne garantit pas l’atteinte d’un objectif quantitatif précis de réduction des émissions, puisque l’effet dépend de la sensibilité des acteurs économiques au signal prix.
Le système de quotas échangeables, illustré par le marché européen du carbone (EU ETS), inverse cette logique. En fixant un plafond d’émissions décroissant dans le temps, il assure mathématiquement l’atteinte des objectifs climatiques. Les entreprises peuvent acheter ou vendre des quotas selon leurs besoins, créant un prix de marché fluctuant. Cette volatilité constitue néanmoins une source d’incertitude qui complique les décisions d’investissement à long terme.
Les paramètres qui influencent la fixation du prix
Les facteurs déterminants dans le calibrage du tarif
- Les objectifs climatiques nationaux : l’engagement d’un pays dans l’Accord de Paris et ses contributions déterminées au niveau national dictent l’ambition du prix à fixer pour atteindre les réductions d’émissions promises
- La structure économique du pays : une économie très dépendante des énergies fossiles nécessite soit un prix plus élevé pour déclencher les changements, soit une progressivité plus lente pour limiter les chocs
- Le niveau de développement technologique : la disponibilité d’alternatives bas-carbone abordables conditionne la capacité des acteurs économiques à répondre au signal prix sans dommages excessifs
- L’acceptabilité sociale et politique : les gilets jaunes en France ont illustré brutalement comment un prix du carbone peut cristalliser des tensions sociales si les ménages modestes se sentent injustement pénalisés
- La compétitivité internationale : les industries exposées à la concurrence internationale craignent une perte de parts de marché face à des concurrents non soumis à la même contrainte carbone
L’arbitrage entre efficacité et équité
La fixation du juste prix du carbone confronte les décideurs à un dilemme fondamental entre efficacité économique et justice sociale. Un prix élevé maximise l’incitation à décarboner rapidement mais pèse davantage sur les ménages modestes qui consacrent une part plus importante de leur budget aux dépenses énergétiques. Cette régressivité potentielle exige des mécanismes compensatoires pour préserver l’acceptabilité de la mesure.
Plusieurs stratégies de redistribution ont été expérimentées à travers le monde. La Suisse reverse intégralement les recettes de sa taxe carbone aux ménages et aux entreprises via les caisses d’assurance maladie. Le Canada a opté pour un crédit d’impôt ciblant prioritairement les foyers à revenus modestes. La Colombie-Britannique a choisi de réduire d’autres impôts pour maintenir la neutralité fiscale globale. Chaque approche reflète des choix politiques sur la manière de concilier transition écologique et cohésion sociale.

L’évolution progressive des prix à travers le monde
L’observation des trajectoires internationales révèle une grande hétérogénéité dans les niveaux de prix pratiqués. En 2024, la Suède affiche le tarif le plus élevé avec environ 130 euros par tonne de CO₂, tandis que de nombreux pays émergents appliquent des prix symboliques inférieurs à 5 euros. Cette dispersion s’explique par les différences de développement économique, d’urgence climatique ressentie et de capacités administratives.
L’Union européenne a adopté une approche progressive avec son système ETS lancé en 2005. Après des débuts chaotiques marqués par une surallocation de quotas gratuits qui avait fait chuter les prix près de zéro, le mécanisme a été considérablement renforcé. La réduction accélérée du plafond d’émissions et la diminution des quotas gratuits ont fait grimper les prix au-delà de 80 euros la tonne en 2023, un niveau jugé cohérent avec les objectifs climatiques européens.
Pour obtenir une vue d’ensemble détaillée sur les différents modèles de tarification appliqués mondialement et leurs résultats concrets, il est possible de voir les infos compilées par les organisations spécialisées dans le suivi des politiques climatiques. Ces analyses comparatives éclairent les meilleures pratiques et les écueils à éviter pour les pays qui envisagent d’adopter ou de renforcer leur propre mécanisme de tarification.
Les ajustements nécessaires face aux réalités du terrain
L’expérience accumulée démontre qu’aucun prix du carbone ne peut rester figé dans le temps. Les gouvernements doivent régulièrement réajuster leurs mécanismes en fonction des résultats obtenus, des évolutions technologiques et des transformations du contexte économique. Cette adaptabilité distingue les systèmes performants des dispositifs inefficaces qui deviennent rapidement obsolètes.
La question du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières illustre ces adaptations nécessaires. Face au risque de délocalisation des industries vers des pays sans contrainte carbone, l’Union européenne met en place progressivement un système qui taxera les importations de produits carbonés. Cette innovation vise à protéger les entreprises européennes tout en incitant les partenaires commerciaux à adopter leurs propres prix du carbone.
Les secteurs difficiles à décarboner nécessitent également des approches spécifiques. L’aviation, le transport maritime ou la production de ciment et d’acier présentent des défis techniques qui limitent l’effet du seul signal prix. Les États combinent donc tarification carbone et autres instruments comme les normes technologiques, les subventions à l’innovation ou les quotas sectoriels pour accélérer la transition de ces industries critiques.
L’articulation avec les autres politiques climatiques pose également des défis de cohérence. Un prix du carbone coexiste généralement avec des réglementations énergétiques, des subventions aux renouvelables ou des normes d’efficacité. Éviter les contradictions et maximiser les synergies entre ces instruments requiert une vision stratégique globale que tous les gouvernements ne parviennent pas toujours à élaborer et maintenir dans la durée.

L’équation impossible du prix parfait
Fixer le juste prix du carbone relève davantage de l’art politique que de la science exacte. Entre les recommandations des économistes, les exigences des scientifiques du climat, les contraintes des industriels et les attentes des citoyens, les gouvernements tentent de tracer une voie viable qui ne satisfait pleinement personne. Cette tension permanente explique pourquoi les prix actuels restent majoritairement en deçà des niveaux jugés nécessaires pour respecter l’Accord de Paris. Pourtant, malgré ses imperfections, la tarification du carbone s’impose progressivement comme un outil incontournable de la transition écologique.
Votre pays applique-t-il un prix du carbone à la hauteur de l’urgence climatique ou privilégie-t-il encore les considérations de court terme ?